HERITECH Forum

La médiatrice et le numérique
19 avril 2024

Depuis longtemps, au sein des structures culturelles, on s’est bien rendu compte que pour le visiteur la contemplation seule des œuvres et/ou des monuments, ne suffit plus.

La médiation culturelle entre en jeu dans chaque structure patrimoniale pour offrir les clés de la compréhension, du contexte de la création de l’œuvre et établir un lien entre les lieux, les œuvres et les visiteurs.

Dans ce sens, la médiation du patrimoine[1]  implique forcément une situation médiane, entre un tiers et deux parties : une sorte de boucle entre l’objet, les visiteurs et le tiers médiateur, entendu généralement comme une personne qui « fait accrocher les gens »[2].

Globalement, le médiateur emmène les visiteurs vers les lieux patrimoniaux avec des actions de reformulation, en utilisant ce qu’on pourrait définir comme « le pouvoir magique des objets/le pouvoir magique du patrimoine ». Le médiateur part de l’émotion suscitée chez les visiteurs, du fait d’être en présence d’une œuvre ou d’un lieu historique, pour y ajouter un contenu scientifique spécifique. C’est ce qu’André Malraux définissait comme « l’action éducative de l’art ».

L’émotion des visiteurs est un point de départ que le médiateur ne doit pas négliger pour que l’interaction soit complète. Il lui faut aussi traduire les informations données par l’objet et amener le visiteur à se questionner sur la création de celui-ci, sur le contexte historique, sur le contexte de découverte, et faire des liens avec d’autres objets, d’autres lieux, etc.

Le médiateur doit d’une certaine façon aider les visiteurs à « mettre les lunettes des anciens pour mieux les comprendre ». Ce passage implique nécessairement une transformation des informations, action qui n’est jamais neutre.

Au centre des préoccupations des services de médiation se trouve le visiteur, les publics comme généralement on a tendance à les appeler aujourd’hui. Le mot public est utilisé au pluriel, car chaque catégorie de visiteur doit être prise en compte avec ses spécificités, ses attentes, ses objectifs.

La relation du médiateur avec chaque catégorie de public n’est pas la même, au niveau du contenu et au niveau des supports et médias utilisés. Pour chaque action mise en place, le point de départ doit être le visiteur dans sa spécificité[3].

Avec l’arrivée des technologies actuelles[4] dans les lieux patrimoniaux et les possibilités qui en découlent, cette connaissance des spécificités des publics devient encore plus essentielle.

Le public de son côté, a encore du mal à définir quelles sont ses attentes en matière de dispositifs mis à leur disposition au sein des sites patrimoniaux. Le mot qui revient le plus en parlant de ces nouvelles possibilités est : LUDIQUE. L’impression des publics est d’avoir eu une expérience « ludique », juste pour le seul fait d’avoir utilisé un dispositif numérique.

Cela, à mon avis, est un peu réducteur des possibilités du numérique au service du patrimoine et le mot « ludique » dans certains cas, vient à perdre tout son sens car il se trouve « collé » comme une étiquette sur n’importe quelle expérience qui associe numérique et patrimoine.

Si on se réfère au dictionnaire Larousse, le mot LUDIQUE signifie : qui relève du jeu.

Utiliser le patrimoine à travers les dispositifs numériques, ça signifie jouer ? Faut-il jouer pour s’approcher du patrimoine ? Quel est le rôle du médiateur dans ce cas ?

L’impression de « jouer » avec le patrimoine est due probablement à l’expérience numérique qui devient immersive, un accompagnement complémentaire et presque personnalisé pour le visiteur.

On en vient à créer avec les dispositifs numériques une sorte de stéréotypisation de la visite/expérience, avec l’impression d’avoir un produit qui ne s’adresse qu’à eux.

Le dispositif numérique dans les lieux patrimoniaux est généralement prévu pour le visiteur lambda (le public individuel) et nous en venons ainsi à perdre toutes les spécificités relatives à chaque type de public.

C’est à ce moment qu’on se rend compte que les dispositifs numériques ne peuvent pas remplacer les personnes sur place, car c’est à elles qu’il revient de réinjecter les objectifs spécifiques de chaque public tout en utilisant les dispositifs numériques présents sur place.

Dans ce sens cela va remettre les choses en place, car le dispositif numérique n’est pas une finalité en soi, mais un moyen de comprendre et connaitre le patrimoine[5].

Un va-et-vient entre la réalité et le virtuel nécessite une médiation humaine du patrimoine qui renforce les liens et rappelle les spécificités des lieux et/ou des objets quand c’est nécessaire. Un certain nombre de choses ne peuvent pas passer à travers les machines, il faut de l’humain derrière cela. Nous avons la possibilité d’être dans une réelle co-construction des savoirs en renforçant encore plus le rôle social des lieux patrimoniaux.

Dans le schéma des deux parties (public, œuvre) et le tiers (médiateur) quelle place doit trouver le dispositif numérique ? Cela ne change pas la pratique. Les médiateurs ont toujours utilisé des médiums, des supports, des fac-similés, des dispositifs différents et variés pour aider le public à s’approcher de l’œuvre. Le numérique est un médium, un support de plus, un support actuel à la disposition du médiateur et de son savoir-faire. La pratique du métier de médiateur du patrimoine ne change pas dans le fond, elle évolue dans sa forme.

L’idée de la création et l’utilisation d’un objet numérique au service du patrimoine doit animer et renforcer le dialogue entre le visiteur et l’objet. Le dispositif numérique doit aider à consolider l’envie d’aller voir l’objet réel.

Il faut bien différencier le lieu patrimonial ou l’objet d’art et son pouvoir attractif. Un exemple célèbre entre tous : le tableau de la Joconde et sa reproduction sur des sets de table, des parapluies ou autre… Le fait d’avoir vu la Joconde sur un set de table, n’empêche pas aux visiteurs de vouloir aller au musée du Louvre pour la voir EN VRAI. Le pouvoir d’attraction de l’objet réel, du monument réel. L’émotion que suscite le fait d’être en présence de cet objet entre en jeu encore une fois.

C’est en partant de cette idée de contact avec l’œuvre réelle, un des fondements de l’Éducation Artistique et Culturelle (EAC) mise en place par l’Éducation Nationale, que nous pouvons construire une démarche pour l’utilisation des dispositifs numériques au sein des structures culturelles et cela pour tout type de public.

Cette démarche ne peut se construire qu’avec les médiateurs qui agissent sur place, qui ont une connaissance spécifique des publics qu’ils côtoient quotidiennement et des œuvres, dont ils connaissent l’histoire et les spécificités.

Les médiateurs sont des spécialistes dans les recherches sur les dispositifs innovants de médiation, en s’interrogeant sur les pratiques des usagers. Ces dispositifs, qui existent, sont à la lisière entre la communication, la transmission et la valorisation du patrimoine.

La pluralité des utilisations des dispositifs numériques fait que souvent le dispositif de valorisation du patrimoine est utilisé comme un moyen de communication. Attention, car le piège serait d’utiliser la médiation du patrimoine de la même façon : la médiation du patrimoine n’est pas de la communication.

Ces dispositifs numériques doivent nécessairement être accompagnés par des médiateurs dans leur utilisation technologique. Il y a un autre piège à éviter : se préoccuper de l’offre de médiation numérique plus que des réelles envies du public. On risque de densifier tellement les informations, que le visiteur peut se sentir vite noyé dans cette masse, s’il n’est pas accompagné. Un des rôles du médiateur est d’aider le visiteur à faire du tri dans la globalité des informations, à se concentrer sur ce qui l’intéresse le plus ou ce qui est le plus pertinent pour lui[6] .

L’utilisation du dispositif numérique provoque un plaisir immédiat au public[7]. Si le potentiel « magique » du numérique donne satisfaction immédiate, qu’est-ce que le public a retenu de plus de son expérience ? Ce qui entoure l’œuvre, son contexte historique et artistique ? Ou tout simplement l’action ludique, l’action de « jeu » avec un dispositif technologiquement avancé ?

Tenir compte des émotions développées au cours de ce type d’utilisation et de l’envie d’échanger autour de celle-ci, rend le rôle du médiateur crucial et encore plus indispensable, pour accompagner le public vers l’œuvre, vers le lieu patrimonial. Si on se limite seulement à l’aspect ludique brut, au pouvoir attractif de l’objet technologique et numérique, cela risque de réduire le lieu patrimonial à une salle de jeu. Même si les informations données par le dispositif sont scientifiquement correctes, le visiteur y fait-il vraiment attention, immergé dans la mission ludique ?

Il est nécessaire, à mon avis, de monter un protocole d’usage avec les médiateurs qui utilisent le dispositif au quotidien. Maintenir un usage agréable, de détente, de jeu, c’est bien sûr souhaitable, mais en arrière-plan il faut toujours conserver l’accès à des informations plus complexes, historiques, artistiques etc.

Une recherche d’équilibre pour que le point d’attraction de chaque lieu patrimonial reste l’objet historique, plutôt que le numérique, est nécessaire. Construire un pont méthodologique entre le discours patrimonial, culturel et les compétences numériques va devenir un des fondements du métier de médiateur du patrimoine. Nous, les médiateurs et les spécialistes en médiation du patrimoine, devons repenser les éléments de la médiation à travers un nouveau medium : le numérique.

Avec la révolution numérique, les lieux patrimoniaux doivent nécessairement changer de code de communication/transmission des informations et les médiateurs culturels peuvent accompagner le public à s’adapter en ce sens.

Le numérique dans le patrimoine change les pensées et la façon de penser le patrimoine !

La relation entre le public et le contenu via les dispositifs numériques ouvre sur une multitude d’usages, de formes et de ressources, aussi variées qu’il existe de dispositifs numériques. Cela nécessite une réorganisation dans les pratiques des médiateurs.

Pour conclure, il est clair que le métier de médiateur du patrimoine change à la lumière du numérique, mais sans réellement changer. Si on part du principe que les dispositifs numériques sont un nouveau medium, par rapport à ceux qu’on a l’habitude d’utiliser, le métier ne change pas. Il faut penser différemment l’utilisation, le timing des activités et intégrer cela dans l’expérience spécifique de chaque type de public.

Il est inévitable qu’une certaine appréhension apparaisse dans les équipes de médiateurs qui peuvent avoir peur que la technologie ne remplace leur savoir-faire. Chaque équipe de médiateurs doit ainsi être aidée et conseillée dans la mise en place de nouvelles pratiques, qui soient en lien avec les attentes du public et les objectifs scientifiques, spécifiques à chaque lieu.

À mon avis, livrer à un service de médiation un outil numérique et lui demander de « faire avec » dans ses visites, n’est pas la bonne façon de procéder. L’idée serait plutôt de construire avec l’équipe de médiation les usages spécifiques pour chaque public, un parcours qui vient inclure le dispositif numérique dans la visite. Une formation en co-construction d’usages est ce qui est le plus profitable, pour les médiateurs et pour les publics qui seront les usagers des dispositifs.

 

Chiara MARTINI-PICOT, médiatrice du Patrimoine, château de Sully

 

NOTES

[1] Il faut entendre Patrimoine dans un sens extrêmement large : matériel et immatériel, architectural, archéologique, scientifique, artistique, musical etc.

[2] François Mairesse dans sa conférence « Muséologie, médiation, numérique : critique et prospective »  du 26 mars 2015

[3] Les catégories généralement utilisés au sein des services de médiation : public scolaire, public hors-temps scolaire (centres de loisirs), public adulte (groupes d’adultes sans enfants), public familial (familles avec enfants entre 3 et 15/16 ans), public en situation de handicap, etc… Pour chaque publics-cible, des actions sont généralement mises en place de façon spécifique.

[4] Le musée a toujours été un lieu dans lequel les technologies s’invitent : l’utilisation de la télé, des ordinateurs à partir des années 60/70 jusqu’à l’utilisation des visites virtuelles avec les CD-Rom des années 90. La technologie et le patrimoine ont souvent travaillé côte à côte.

[5] Le piège à mon avis se trouve dans les campagnes de communication qui présentent les dispositifs numériques comme objectif de visite de façon attractive et pour une visite : innovante, ludique, expérience unique etc….

[6] C’est dans ce sens qu’une médiation ne peut pas être totalement neutre.

[7] D’où probablement l’idée de jouer, l’idée du ludique, à mon avis.

 

BIBLIOGRAPHIE (non exhaustive) :

Florence ANDREACOLA, « Musée et numérique, enjeux et mutations », Revue française des sciences de l’information et de la communication [Online], 5 | 2014, Online since 21 July 2014, connexion on 06 December 2020. URL: http://journals.openedition.org/rfsic/1056 ; DOI: https://doi.org/10.4000/rfsic.1056

Cristina BADULESCU and Valérie-Inès DE LA VILLE, « La médiation muséale au prisme du numérique », Revue française des sciences de l’information et de la communication [Online], 16 | 2019, Online since 01 May 2019, connexion on 06 December 2020. URL: http://journals.openedition.org/rfsic/5581 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfsic.5581

Florence CAILLET-BARANIAK, « Médiation numérique un site archéologique : à la rencontre entre réalité et virtualité  », La Lettre de l’OCIM [Online], 172 | 2017, Online since 01 July 2018, connexion on 05 December 2020. URL: http://journals.openedition.org/ocim/1811 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ocim.1811

Patrick FRAYSSE, « La médiation numérique du patrimoine : quels savoirs au musée ? », Distances et médiations des savoirs [Online], 12 | 2015, Online since 18 December 2015, connexion on 05 December 2020. URL: http://journals.openedition.org/dms/1219 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dms.1219

François MAIRESSE – Muséologie, médiation, numérique : critique et prospective – (26 mars 2015) https://www.youtube.com/watch?v=1Mws3qoLHWM (conférence)

Nicolas NAVARRO and Lise RENAUD, « Fantasmagorie du musée : vers une visite numérique et récréative », Culture & Musées [Online], 35 | 2020, Online since 01 June 2020, connexion on 05 December 2020. URL: http://journals.openedition.org/culturemusees/4713 ; DOI : https://doi.org/10.4000/culturemusees.4713

Virginie SOULIER and Marianne FREYSSINET, « État des lieux des ressources numériques éducatives et muséales », Patrimoines du Sud [Online], 12 | 2020, Online since 01 September 2020, connexion on 06 December 2020. URL: http://journals.openedition.org/pds/5617 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pds.5617

Geneviève VIDAL, « MUSÉE ET MÉDIATION NUMÉRIQUE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 18 janvier 2021. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/musee-et-mediation-numerique/

http://mediationdoc.enssib.fr/lire-en-ligne/sommaire/i-le-perimetre-de-la-mediation-numerique-documentaire/la-mediation-numerique-et-les-musees-entre-autonomi (consulté le 06/12/2020)

https://culture-communication.fr/fr/les-outils-numeriques-au-service-de-la-mediation/ (consulté le 06/12/2020)



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